Plutarque : La Valeur de l'Exemple.
Plutarque, prenant pour objet les « Vies des Hommes Illustres », se donne deux objectifs différents et complémentaires. D’une part il s’agit, dans une perspective historique, de rédiger les biographies d’un certain nombre de personnages importants, mais également de fournir aux hommes de son temps des modèles, des exemples à suivre ou à réfuter.De ce point de vue, il peut être considéré comme un philosophe, et même un philosophe moral : ce qui chez d’autres sera obtenu au terme d’une argumentation logique, est chez lui exposé par l’intermédiaire de faits historiques, ou de personnages d’autant plus exemplaires qu’ils ont réellement vécu.
Le texte qui suit, extrait de la vie de Pyrrhus en est une illustration. Il traite de la tempérance, la modération dans les désirs, qui est un thème constant de la philosophie antique. Platon la considère comme l’une des quatre vertus cardinales, et Aristote en fait une pièce maîtresse de l’Ethique de Nicomaque, où elle est définie comme juste milieu entre l’insensibilité et l’intempérance. La nécessité de la tempérance est primordiale puisque l’intempérant est dans la situation d’un esclave, sans aucune liberté de choix : esclave des désirs auxquels il cède et qui dictent sa conduite. Et ce qu’il sacrifie en agissant de la sorte, c’est sa liberté de jugement, c’est-à-dire sa raison; soit la part proprement humaine de la conception de l’homme comme un animal raisonnable.
Pyrrhus (278, 263 av. JC), fils d’Eacidès, roi d’Epire, est appelé à l’aide par les Tarentins qui sont alors en guerre contre Rome. La scène qui suit se situe juste avant son départ pour l’Italie, et relate une discussion avec son ami Cinéas, disciple de Démosthène.
Cinéas, voyant Pyrrhus prêt à passer en Italie, fit à dessein, un jour qu’il le trouva de loisir, tomber la conversation sur cette guerre. « Seigneur, lui dit-il, les romains passent pour un peuple très belliqueux, et ils ont mis sous leur obéissance plusieurs nations aguerries : si Dieu nous donne l’avantage, quel sera le fruit de cette victoire ? - Cinéas, lui répondit Pyrrhus, ce que tu demandes là est évident. Les romains une fois vaincus, est-il une ville grecque ou barbare qui puisse nous résister ? Nous serons bientôt maîtres de toute l’Italie, dont personne moins que toi ne peut ignorer la grandeur, la force et la puissance. » Cinéas, après un moment de silence, reprit la parole : « Mais, seigneur, quand nous aurons pris l’Italie, que ferons-nous ? » Pyrrhus, qui ne voyait pas encore où il voulait en venir : « La Sicile, lui dit-il, est tout près, et nous tend les bras ; île riche et peuplée, et d’une conquête facile ; car, depuis la mort d’Agathocle, les villes, gouvernées par des orateurs inquiets, sont en proie à tous les désordres de l’anarchie. - Tout ce que vous dites est vraisemblable, répliqua Cinéas ; mais bornerez-vous vos expéditions à la prise de la Sicile ? - Ah !, repartit Pyrrhus, que Dieu seulement nous accorde la victoire, et ces premiers succès ne seront qu’un acheminement à de plus grandes choses. Qui pourrait nous empêcher alors de passer en Afrique et à Carthage ? Elles seront, pour ainsi dire, sous notre main. Agathocle lui-même, parti secrètement de Syracuse, ayant traversé la mer avec peu de vaisseaux, ne fut-il pas sur le point de s’en rendre maître ? Et l’Afrique soumise, est-il, je le demande, un seul de ces ennemis qui nous insultent maintenant qui osât seulement lever la tête ? - Non, assurément, répondit Cinéas : avec une si grande puissance, il vous sera facile de recouvrer la Macédoine et de régner paisiblement sur toute la Grèce. Mais après toutes ces conquêtes, que ferons-nous ? - Alors, cher Cinéas, dit Pyrrhus en souriant, nous vivrons dans un grand repos ; nous passerons tous nos jours dans les banquets, dans les fêtes et dans les charmes de la conversation. - Eh ! Seigneur, lui dit Cinéas en l’arrêtant, qui nous empêche, dès ce jour, de vivre en repos, de faire bonne chère et de nous réjouir ? N’avons-nous pas en notre pouvoir, et sans nous donner aucune peine, ce que nous voulons acheter au prix de tant de sang, de tant de travaux et de dangers, en faisant souffrir aux autres et en souffrant nous-mêmes les plus grands maux ? » Cette leçon affligea Pyrrhus sans le corriger ; il sentait bien quelle félicité certaine il abandonnait, mais il n’avait pas le courage de sacrifier ses désirs et ses espérances.
(Plutarque, extrait de « Vie des Hommes Illustres », tome 2 p.278, ed. Didier, Paris, 1843
De victoires en défaites, la vie de Pyrrhus fut dès lors toute entière consacrée à la guerre, pour s’achever de manière tragique et dérisoire dans la ville d’Argos, où son armée se trouva prise au piège. Il périt les vertèbres brisées par une tuile qu’une femme vieille et pauvre lui lança depuis un toit.
Quatre grandes fonctions sont traditionnellement attribuées à l’exemple dans le discours philosophique (didactique, ontologique, heuristique, et de validation). En conclusion de cet article, nous allons les définir en montrant brièvement comment le texte de Plutarque supporte chacune d’entre elles.
- fonction didactique : le texte doit assurer la modification du point de vue initial du lecteur.
L’argumentation de Plutarque comporte quatre propositions de base : l’intempérance conduit à une sorte de spirale des désirs, l’intempérant est un homme faible, le plaisir qu’il pense rechercher n’est qu’un faux prétexte pour justifier sa conduite, et pour terminer, il s’expose à l’ironie du sort ou justice immanente. La spirale du désir apparaît à la lumière des questions posées par Cinéas. Sommé de se justifier, Pyrrhus, dont le projet initial n’était que la défense des Tarentins, se retrouve entraîné jusqu'au projet de conquérir le monde entier. La faiblesse de Pyrrhus se révèle à la fin de l’extrait : Cinéas l’a convaincu, son jugement est en accord avec celui de son ami, mais le courage lui manque pour suivre la voie de la raison. L’idée que l’intempérant poursuit un but quelconque, qu’il vise un plaisir suprême, est anéantie par la démonstration de Cinéas : tout ce que Pyrrhus pense désirer, il l’a déjà. Enfin, ironie du destin, le conquérant magnifique qui aspirait à la gloire et la richesse est abattu par le personnage qui incarne par excellence la faiblesse et l’humilité : c’est une femme, vieille, et pauvre. C’est d’ailleurs au travers de ce dernier point qu’apparaît le plus clairement le support de la fonction didactique : Plutarque en appelle à la justice immanente, aux Dieux, pour donner une leçon de morale à ses lecteurs.
- fonction ontologique : l’exemple agit comme une sorte de base empirique, permettant de poser la présence corrélative du monde au discours, attestant ainsi son ancrage dans le réel.
Il faut insister sur le fait que les « Vies » de Plutarque ne se présentent pas comme des fictions, et que lui-même ne se considère pas comme un poète, mais comme un historien. Le monde dont il pose la présence corrélative à son discours est le passé historique. Tout ce qu’il décrit est présenté comme s’étant réellement produit : le dialogue entre Pyrrhus et Cinéas, les pensées de Pyrrhus à la fin du dialogue, et la mort du héros.
- fonction heuristique : l’exemple, offert comme donné préalable, constitue un support descriptif par lequel la conceptualité va s’édifier
Plutarque ne va pas si loin, car pas plus que poète, il ne se veut philosophe. Il offre l’exemple, et laisse le lecteur philosopher, en tirer des conclusions, en édifier une conceptualité. En un certain sens, ses « Vies des Hommes Illustres » constituent des réservoirs d’exemples pour une philosophie qui reste à conceptualiser.
- fonction de validation : l’exemple offre un double registre de validation : d’une part il pose la présence d’un référent irrécusable, d’autre part il suppose le partage par l’auteur et le lecteur d’un domaine d’expérience commun.
Le discours historique est l’un de ceux qui ont permis le mieux de remplir cette fonction de validation dans la philosophie. Les personnages historiques sont des référents irrécusables. Les contemporains de Plutarque connaissent Pyrrhus, ils ont déjà entendu les récits de ses exploits. Plutarque philosophe se masque donc derrière Plutarque historien, qui en toute innocence peut déclarer qu’il n’a rien inventé, que son discours se réfère aux traditions orales et aux textes existants, et à travers eux au réel même.
Personnage ou faits historiques ont longtemps constitué des sources inépuisables d’exemples pour la philosophie. Il faudra attendre le XX° siècle pour voir apparaître l’idée que le discours historique n’est pas plus qu’un autre pur de toute subjectivité. Et aujourd’hui encore, cette idée n’est pas communément admise...