Le Racisme Moderne : Entre Terreur et Pitié.
[...] Et n’en écoute pas plus long le promeneur épiant ce peuple qui ne répond plus aux descriptions qu’en donnent moines en chaire où pour sa part il sent palpiter comme papillon je ne sais quelle âme dont il s’épouvante ne sachant s’il peut ou doit oeuvrer à sa perte.
Et se signe passant au pied de ce pépiement non pareil à l’essaim pieux des patenôtres par chez lui.
Lui-même en l’ignorance de ce qu’il conjure ou le démon d’Islâm en ces enfants ou l’enfer qu’il porte en lui-même et lui fait oreille velue haleine de feu pied fourchu.
(Aragon, Le Fou d’Elsa, p.33)
Non, il ne s’agit pas d’un exergue, ce court extrait du « Fou d’Elsa » est plutôt introduction - conclusion aussi bien - d’un travail qui entend aborder le thème entre tous sensible, de tous le plus libre à l’égard de la logique, et qui contient comme une coupe l’essentiel de notre vertu moderne, le thème du racisme. Le racisme, c’est-à-dire le rapport imaginaire à l’Autre, quelle manière plus appropriée d’en cerner l’étude que par les paroles du poète - inspiré pour les anciens par ces Autres absolus qu’étaient les dieux - lorsqu’il se penche justement sur le choc, sur la rencontre de deux civilisations dont seules la conquête et la guerre font commune mesure. Car Aragon parle de guerre, il parle d’invasion, de l’occupation de la Castille par les maures, de leur règne, de leur défaite, et de leur mémoire sur les terres de l’Europe.
Il faut élaguer avant cela, dans les approximations inextricables qui mêlent l’esclavage, le racisme, l’holocauste. Commençons du dernier ; qui peut sans ridicule confondre l’idiotie ordinaire avec le massacre organisé, systématisé, d’un peuple tout entier ? Je n’en donne pas la liste, elle serait trop longue : tous ceux qui cherchent à effrayer et ne s’aperçoivent peut-être pas qu’en appelant diables des pantins, on rend le diable aimable ou les pantins pitoyables. Qu’en poussant la caricature à l’absurde, on angélise l’original, on l’élève à la dignité d’une victime des discours malveillants. Pourquoi agissent-ils ainsi ? Je n’y réponds pas plus, laissant à chacun le soin de trancher si c’est calcul politique ou bien simple stupidité. L’esclavage à présent, la question ne peut être laissée de côté, nous en célébrons aujourd’hui l’abolition. Au risque de faire grincer quelques dents je rappelle que les modèles initiaux de nos démocraties : Athènes et Rome, ont puisé une large part de leur prospérité à cette pratique heureusement abolie. L’esclavage, dont l’archétype est décrit par Hegel dans La Phénoménologie de l’Esprit, n’a rien à faire avec une quelconque idée de race, mais avec la guerre, et l’instant d’exterminer le vaincu. L’esclave est avant tout un ennemi mort. Car le prisonnier de guerre est une invention récente, et réduire le vaincu en esclavage est équivalent à le trucider, puisque d’un homme il s’agit de faire un objet, qui se vend qui s’achète, qui se jette à l’occasion lorsqu’il cesse d’être utile. Nul besoin qu’il provienne d’une ethnie différente, mon propre frère peut faire un esclave très convenable pourvu que je l’ai vaincu en combat singulier. Le racisme, dirais-je, naît au contraire où l’esclavage cesse d’être la règle, il en est le prolongement et la suite logique. Il naît où les hommes se rencontrent et se reconnaissent en tant qu’hommes. Religion, tel est le nom de l’angle qu’élit Aragon pour décrire cette rencontre. Religion, c’est-à-dire rites et croyances destinées à dompter les démons intérieurs dont tout un chacun ne perçoit que trop bien le goût pour la destruction et la mort. Et ce promeneur esseulé, si bien habitué à la terreur de lui-même, convaincu que Satan est son hôte indésirable, hésite un instant entre haine et pitié pour ces âmes vouées à un Dieu qu’il ignore. A l’exception du « vrai » Dieu, en existe-t-il un autre qui ne soit diabolique ? « L’Enfer, c’est les autres », disait Sartre, peut-être, à la condition que sur leurs visages je ne lise rien que mes propres passions inavouables. Mais plus de Dieu aujourd’hui, au profit de minuscules divinités laïques - les données en sont-elles modifiées pour autant ? Voyons cela.
En 1974, alors qu’aucun signe avant-coureur n’était visible, Jacques Lacan annonçait une montée inéluctable du racisme ; il s’en expliquait lors d’une intervention télévisée (dont le texte intégral est disponible sous le titre « Télévision », aux éditions du Seuil). Comme l’homme n’était pas prophète mais psychanalyste, c’est d’observation et de logique qu’il fondait cette prédiction. Elle nous intéresse donc, car excentrée de tous les discours moraux en vogue sur le sujet par les vingt cinq ans écoulés, et la rigueur nécessaire à l’époque pour reconnaître en germe ce qui depuis n’a que trop éclos. Le texte en est le suivant, que je commenterai phrase par phrase :
- Dans l’égarement de notre jouissance, il n’y a que l’Autre qui la situe, mais c’est en tant que nous en sommes séparés. D’où des fantasmes, inédits quand on ne se mêlait pas.
- Laisser cet Autre à son mode de jouissance, c’est ce qui ne se pourrait qu’à ne pas lui imposer le nôtre, à ne pas le tenir pour un sous-développé.
- S’y ajoutant la précarité de notre mode, qui désormais ne se situe plus que du plus-de-jouir, qui même ne s’énonce plus autrement, comment espérer que se poursuive l’humanitairerie de commande dont s’habillaient nos exactions ?
- Dieu, à en reprendre de la force, finirait-il par ex-sister, ça ne présage rien de meilleur qu’un retour en son passé funeste.
- Je reprends ce dont il s’agit avec cet Autre majuscule : l’autre en tant qu’il n’est pas moi, l’étranger radical en qui je ne reconnais rien qui m’appartienne. Sans doute dans la société humaine, cette figure est-elle un cas limite ; le prochain, l’autre homme a toujours quelque point commun avec moi-même - n’est-il pas un autre moi-même ? Mais également des points non-communs, étranges, que je ne reconnais pas. Si bien que ce prochain peut se décomposer en deux termes : l’autre et l’Autre - pour ceux que cela intéresse, je renvoie ici à l’article de S. Freud intitulé Esquisse d’une Psychologie Scientifique où cette bipartition est étudiée dans le cadre de la relation mère-enfant, et je renvoie au texte de ma précédente chronique où j’étudiais comment un peintre, Holbein, par l’artifice de l’anamorphose, amenait le sujet au lieu d’une secrète perspective pour lui mieux révéler l’Autre de sa propre mort. La jouissance donc, simplement ce dont on jouit, la manière dont on en jouit - qui déborde largement pour sa phénoménologie la sphère sexuelle - est é-garée pour l’homme, insaisissable, impossible à reconnaître là où elle mène le jeu. Seul un Autre, qui n’y participe pas, peut - de sa simple absence de participation - en révéler les coordonnées... A la condition qu’il soit bien Autre et non pas autre, c’est-à-dire pas trop mon prochain, pas trop proche de moi. Je passe sur les fantasmes inédits, disons cependant que la mondialisation qui est en marche n’est peut-être pas celle que l’on croit...
- Au contraire de ce que laisse supposer le vague parfum de liberté qui plane autour du terme jouissance, celle-ci exerce une tyrannie discrète sur l’homme, tyrannie qui est strictement équivalente à celle de la morale. Je n’en donne qu’un seul exemple ; dans notre société moderne où jouir s’appelle consommer, un slogan publicitaire s’énonçait il y a quelques années : « Nos emplettes sont nos emplois ». Au-delà de l’injonction à consommer national - qui n’est pas sans rapport avec le racisme d’ailleurs -, il y a celle à consommer. Si l’on y ajoute que ce slogan provenait de l’état lui-même, on saisit l’imbroglio de la situation : il est moral d’être solidaire des chômeurs de son pays, donc l’état nous enjoint de jouir... nationaliste. D’autre part, rien n’est plus insupportable aux moralistes que nous sommes que l’existence d’individus non soumis aux mêmes préceptes contraignants que nous. Plus la morale est sévère, plus ceux qui la subissent ont tendance à l’imposer aux autres. Car c’est bien en référence à cela que Lacan emploie le terme sous-développé: « Si vous saviez, ma très chère amie, j’ai entendu dire que les sauvages sous les Tropiques se promenaient entièrement nus, peut-on imaginer une chose pareille ?.. » Cependant - il y a là une petite difficulté - si dans le passé l’Occident exportait de manière directe sa morale (en la personne du missionnaire par exemple), il a aujourd’hui plus de ruse : nous exportons à tour de bras notre mode de jouissance, notre société de consommation, confiants - et avec raison - dans le fait que celle-ci emporte à coup sûr notre morale dans ses bagages. Par malheur, toute médaille a son revers : ce mode de jouissance qui est le notre se cristallise autour de l’objet, l’objet de consommation, dont la possession est impossible, toujours déjà obsolète, déchet sitôt qu’acheté, dont le statut est si précaire qu’il se trouve le plus à même de générer la jalousie envieuse (sur le modèle de l’objet oral duquel Saint Augustin découvre l’invidia, l’envie). Nous voici donc en bien fâcheuse posture : déterminés à faire de l’Autre étranger un autre, quelqu’un qui participe de notre mode de jouissance et de notre morale, et dans le même temps mortellement anxieux que l’autre - l’autre nous-même qui désire comme nous désirons - ne fasse main-basse sur ces objets que nous possédons si peu.
- Le plus-de-jouir défini par Lacan n’est autre que l’objet de consommation, qui est avant tout objet produit, surgissant comme en plus dans le fonctionnement du système. C’est en quelque sorte le petit bénéfice supplémentaire d’un discours qui s’énonce : le sujet est représenté, mais aussi bien soumis, à un signifiant maître - l’économie par exemple - pour un autre signifiant - la technique, qui permet la production automatisée -, et de l’opération surgit l’objet manufacturé. Où l’on voit clairement que le signifiant maître mène la danse : l’homme doit s’y adapter ou être « exclu » de la société, la technique ne visant elle non plus à rien d’autre qu’à servir l’économie au mieux. Il s’agit d’un processus d’aliénation que seule rend possible la production d’objets en bout de chaîne qui se présentent comme désirables. Ce qu’en revanche Lacan ne prévoyait peut-être pas, c’est le retour en arrière que constitue l’humanitarisme aujourd’hui. Il est en effet nécessaire de nuancer un peu ce que j’affirmais dans le paragraphe précédent à des fins de simplification : nous exportons certes notre mode de jouissance, mais également nos humanitaires depuis quelques années, c’est-à-dire également notre morale moderne. Dans cette perspective peut-être faut-il considérer l’humanitarisme comme une tentative de freiner ce que nous avons coutume d’appeler progrès sans jamais nous interroger sur sa nature exacte. Mais cela nous éloigne de notre propos.
- Dieu enfin, nous n’en avons plus que faire, notre morale n’est plus chrétienne mais bourgeoise, et ce sont nos humanitaires justement qui officient en tant que gardiens du temple. A la différence près que ceci ne vaut que pour le monde occidental, car dans d’autres cultures, le passage ne s’est pas opéré du sacré au laïque, du chef religieux au ministre. Et le retour du passé funeste de Dieu, sous la forme de l’intolérance et de l’intégrisme, n’est pas aujourd’hui un vain mot. Ceux que l’on nomme fondamentalistes ne sont dits tels que parce qu’ils opèrent de manière radicale ce retour en arrière pour lequel nous bornons nos actions et nos convictions à l’humanitarisme.
Entre la terreur donc du passant d’Aragon et la pitié de l’humanitaire, un espace est laissé béant, dans lequel c’est la haine qui se niche. La haine, le racisme, qui est un sentiment réservé à l’homme seul lorsqu’il se trouve face à un autre homme. Mais qui ne peut exister que sur la foi d’un pacte, la création d’une communauté au sein de laquelle il n’aurait pas cours. Nous situant hors de la morale de manière fictive, une telle position pourrait nous agréer, pourquoi pas ? Elle pourrait nous agréer si elle était tenable. Elle ne l’est pas. Car accepter le joug des chimères insatiables de la jalousie envieuse n’est pas sans présenter certains inconvénients. Le racisme, fondé sur l’idée de races humaines distinctes, ne se légitime que des variations de l’image : couleur de la peau, forme des yeux, etc. La science, malgré quelques tentatives marginales ne peut cautionner de telles théories. Or l’image, qui ne sait aujourd’hui sa fragilité essentielle ? Qui ne saisit que rien ne la borne, qu’entre brun et foncé les nuances sont infinies ? Par conséquent qui peut me garantir que demain, mû par la terreur ou l’envie, ce n’est pas mon propre frère que je trouverai un peu trop étranger ? Voilà bien - au-delà de la morale - la faute impardonnable du raciste, c’est une faute logique. Rien d’imaginaire ne peut constituer un pacte entre les hommes. Car l’image toujours laisse le passant dans l’ignorance de ce qu’il conjure : l’autre ou lui-même.